NFT : Docteur Crypto & Mister Scam ?

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Déchiffrer les NFT

Né dans l’indifférence générale pendant une compétition de développeurs en 2014, le principe technique derrière les NFT devait apporter une nouvelle manière de rémunérer, entre autres, les artistes. Une utopie à laquelle s’accrochent encore ses défenseurs, qui y voient une technologie révolutionnaire, adossée à la toute-puissance supposée du Web3 et de ses blockchains. Beaucoup de concepts obscurs aptes à tromper les spéculateurs peu avisés. La réalité est bien éloignée de ces idées un peu trop parfaites pour être crédibles, et il est important de le comprendre pour participer au débat.

Depuis plusieurs mois, difficile de passer à côté du phénomène NFT. Tout le monde veut participer à cette “révolution”. Samsung sort des télévisions brandées “compatibles NFT”, VISA lance un programme d’e-commerce autour du concept et de nombreux artistes font la promotion d’opérations de ventes de collections de NFT ou de services en relation avec cette technologie. En marge de ces annonces, on apprend aussi pratiquement chaque jour que de nouveaux vols de NFT ont eu lieu, avec certains services se faisant dérober des sommes se chiffrant parfois en centaines de millions de dollars. Difficile de s’y retrouver dans ce tourbillon d’information.

 

Mais c’est quoi, un NFT ?

 


La première chose à faire pour comprendre de quoi on parle, c’est de sortir de cette hype médiatique et de revenir aux bases, à la technique, pour comprendre comment est constitué un NFT. Parfois traduit par un “cryptocollectibles” guère plus digeste que “non-fungible token”, un NFT est une information impossible à modifier, stockée dans une blockchain. Nous avons largement abordé le sujet des “chaînes de blocs” (oui, c’est tout de suite moins sexy en français) dans le dossier sur les cryptomonnaies, et il faut réaliser que cette dernière est également une technologie loin d’être magique.

Il ne s’agit pas d’une base de données distribuée surpuissante et infalsifiable comme on peut parfois le lire. C’est simplement un fichier informatique, ou plus précisément un ensemble cohérent de fichiers, distribués et intègres. Une lecture intéressante pour qui veut creuser ce sujet se trouve sur le site du Sénat : “Comprendre les blockchains : fonctionnement et enjeux de ces nouvelles technologies”. Les différences majeures entre blockchains concernent leurs façons de valider et distribuer les informations qui y sont inscrites (leurs règles de gestion), et la nature des informations en question.

 

Non fongible ?

 

 

Le côté “non fongible” signifie qu’un NFT ne peut pas être remplacé par un autre. Chaque jeton a une identité unique et c’est ce qui constitue la différence majeure avec les jetons des cryptomonnaies.

Insistons sur ce concept qui peut parfois désarçonner. Un actif fongible désigne quelque chose qui peut être remplacé par un autre objet de même nature. L’exemple classique, c’est la monnaie. Un billet de 10 euros peut être changé par un autre billet de 10 euros. En revanche, La Joconde ne peut pas être remplacée par un autre tableau de maître : c’est un actif non fongible. Pour être complet, on peut aussi parler d’actifs semi-fongibles, comme une place de concert. On peut remplacer un billet, mais si les places sont numérotées, ils ne sont pas parfaitement équivalents, et ils ne valent plus rien une fois l’évènement terminé.

 

Poids des chaînes et maillon faible

 

On vous l’accorde : celle-ci était prévisible.

 

Il existe plusieurs blockchains possibles pour stocker les NFT, mais c’est souvent la chaîne Ethereum qui est privilégiée, car elle dispose des outils nécessaires à leur création et manipulation. L’outil le plus intéressant est la possibilité d’exploiter les “smart contracts”. Ces derniers permettent d’enregistrer facilement dans la blockchain les données nécessaires à l’opération désirée.

Mais pour s’en charger, il faut tout de même de l’aide, car c’est très compliqué de tout gérer soi-même. Arrivent alors les intermédiaires, qui vont s’occuper de gérer au maximum pour vous les opérations nécessaires. Le plus connu dans le monde des NFT est opensea.io, mais c’est loin d’être le seul. Son rôle est de gérer le NFT et ce qui lui est associé. Car oui, le NFT lui-même ne contient rien… ou presque !

C’est généralement ce qui surprend le plus les gens, et une des hérésies de cette technologie : un NFT n’est pas autosuffisant. Dans les standards mis en place pour définir les NFT (par exemple ERC–721 pour la blockchain Ethereum), on apprend que c’est simplement un nombre, associé à l’adresse du portefeuille du possesseur, qui va former le NFT. Vous avez bien compris : le NFT ne contient qu’un identifiant unique, sous la forme d’un entier non signé de 256 bits. Ce jeton (token en anglais) est associé à un contenu, qu’il est impossible de stocker au même endroit.

On peut y ajouter des informations facultatives, généralement le nom de ce qui lui est associé, une description, ainsi qu’une image sous forme de référence URI. Et c’est tout !

Un NFT ne contient rien, c’est un pointeur, un simple lien, vers l’œuvre désignée et non l’œuvre en question. Et c’est là le début des problèmes.

 

Une décentralisation très centralisée

 

 

Une société qui met en vente des NFT ne vend en fait qu’un token sur une blockchain, qui fait référence à une œuvre numérique stockée ailleurs. La fameuse sécurité de la blockchain vantée par ses aficionados ne peut rien pour protéger l’objet représentant la finalité de la transaction.

Pire : les sociétés qui mettent sur le marché ces NFT ne sont tenues à aucun niveau de sécurité standardisé. L’amateurisme règne et explique en grande partie les vols et “disparitions” de token qui sont légion actuellement sur le marché. Car encore une fois, contrairement aux cryptomonnaies, le mécanisme de transaction n’a rien à voir avec la blockchain, mais repose intégralement sur l’émetteur du NFT. C’est le possesseur du NFT qui donne l’ordre à l’émetteur de faire une transaction, via son système de gestion. Dans ces conditions, il est alors beaucoup plus facile de faire cette demande par accident ou frauduleusement… Concrètement, la plupart des gros incidents et vols exploitent des failles dans la conception de ces places de marché.

La décentralisation est encore plus malmenée, puisqu’au final, seul le “ticket de caisse” NFT l’est. La plupart des projets de NFT sont liés à des sites dédiés, par exemple cryptokitties.co : impossible de revendre votre propriété hors de ce site. Et si ce dernier disparaît, votre “investissement” aussi…

De fait, comme vous ne possédez qu’un pointeur vers une œuvre, la valeur d’un NFT peut se volatiliser avec le serveur qui héberge cette dernière. Votre “possession” peut également être remplacée et vous ne pourrez rien faire. Votre pointeur ne garantit à aucun moment ce qui se trouve de l’autre côté de l’adresse contenue dans le NFT !

Évidemment, ce “léger détail”, personne n’en parle chez les pro-NFT, qui font tout pour balayer ce problème majeur. Ils mettent en avant le fait que pour les créateurs, il est possible de bénéficier d’un système de royalties : chaque vente successive d’un même NFT peut octroyer un pourcentage du prix au possesseur initial, généralement entre 5 et 10%, à définir à la création du NFT. Ce système, optionnel, a été un excellent moyen de convaincre quelques grands noms du monde artistique de faire la promotion de cette technologie. Mais en regard des problèmes posés par les NFT, beaucoup ont (ou vont) rapidement déchanter.

La question écologique balayée

 

 

Autre question élégamment rangée sous le tapis par certains, celle pourtant ô combien critique de nos jours, de l’impact écologique de cette technologie. La problématique des NFT est exactement la même que celle des cryptomonnaies : les blockchains utilisées reposent pour la plupart (Ethereum en tête) sur un mode de validation des blocs que l’on appelle Proof of Work (PoW), très énergivore.

Avec l’explosion de la popularité des NFT chez les spéculateurs, l’impact sur la consommation d’énergie des fermes de calculs utilisées pour créer les jetons nécessaires sur la blockchain Ethereum a suivi la même progression. Une étude de l’université Cornell de décembre 2021 chiffre la consommation totale de cette dernière à environ 23 TWh par an, avec un rejet de CO2 de 7 mégatonnes par an. Soit plus de 2 fois une centrale électrique au charbon qui génère généralement autour de 3 mégatonnes de CO2 par an.

Les concepteurs de l’Ethereum envisagent depuis longtemps de passer à un modèle de validation basé sur le Proof of Stake (PoS), largement plus “green”, mais ce projet est repoussé depuis longtemps, et entraînera la création d’un nouveau réseau (nommé Eth2). Il faudra donc convaincre les usagers de migrer vers ce dernier, et pour pouvoir l’utiliser, il faudra déjà posséder, selon les derniers calculs, environ 32 Ether, soit pratiquement 100 000 euros au moment de l’écriture de ce dossier.

 

La propriété intellectuelle oubliée

 

First Time, huh?

 

Techniquement, on est donc devant un “produit” qui peut difficilement se prétendre intéressant. Mais vous allez voir que ça ne s’arrête pas là. Il faut maintenant revenir à l’usage évoqué : vendre des produits, majoritairement des créations graphiques.

Le discours présentant le NFT comme “sauveur des artistes” peine à convaincre malgré son système de royalties, et ce pour plusieurs raisons. Déjà parce que la plupart des projets mis en avant sont d’une laideur incroyable, avec des images créées par des scripts dont le rôle est de décliner un thème dans le plus de versions possible. Certaines, moins hideuses ou surtout avec des variations plus “intéressantes” seront mieux valorisées.

Un des plus connus de ces projets est le Bored Ape Yacht Club (BAYC), et ses 10 000 singes. Des images JPG générées à partir de blocs génériques assemblés aléatoirement, vendues sous forme de NFT. L’ironie aurait été totale en choisissant de générer des images de pigeons, mais passons sur cette occasion manquée… Les “propriétés” de votre singe sont largement mise en avant sur OpenSea, vu que personne n’est dupe : c’est un des paramètres qui va déterminer la véritable valeur de l’image au sein de la collection, bien loin de toute considération esthétique. L’autre paramètre est tout simplement son prix précédent, nous y reviendrons.

On nage ici en pleine spéculation et FOMO (fear of missing out) : on n’achète pas pour le produit, mais pour la plus-value qu’on espère réaliser.

Il est surtout important de comprendre que cet achat ne vous donne aucune propriété sur l’image en question. Vous êtes propriétaire du ticket de caisse, du jeton Ethereum présent sur la blockchain. Mais l’image, elle, tout le monde peut la sauvegarder sur son disque dur et l’utiliser. Pire, son vendeur a toujours la propriété intellectuelle sur cette dernière s’il a fait les démarches pour.

L’exemple le plus hilarant sur le sujet, qui montre bien l’amateurisme qui règne dans ce milieu, concerne une organisation décentralisée (DAO) nommée Spice DAO. Cette dernière a lancé un financement participatif pour acquérir un des exemplaires non publiés du manuscrit d’Alejandro Jodorowsky de l’adaptation de Dune. Ce projet de film basé sur les romans de Frank Herbert date de 1975 et était mis aux enchères par Christies. Spice DAO a levé 3 millions de dollars (via NFT) pour acheter cette version (elle aussi en NFT), en promettant de travailler sur cette adaptation. Ils ont payé 90 fois plus cher que l’estimation de Christies pour ça, sans réaliser qu’ils n’achetaient aucun droit sur l’œuvre avec cette acquisition ! C’était aussi stupide que de penser acheter un droit d’adaptation en s’offrant les romans en librairie.

D’une manière générale, il faut le répéter : l’acquisition d’un NFT n’entraîne aucun transfert de droits associés. Ces derniers sont gérés de manière totalement externe, quand ils sont gérés…

 

Bulle d’arnaque

 

 

Les acheteurs peuvent donc être facilement lésés, mais les créateurs aussi ! Avec ce système, personne ne peut prouver qui est l’auteur original. Il suffit donc de piller une bibliothèque d’images pour la mettre en vente sous forme de NFT. La plupart des services se lavent les mains de la problématique de la propriété intellectuelle et si vous n’avez pas les moyens de les attaquer légalement, les tractations se déroulent sans encombre, sans que les auteurs originaux ne puissent intervenir. Tout le monde prend sa part du gâteau. Sauf les véritables créateurs. Ironie de la situation, ce sont les escrocs qui toucheront également les royalties…

Pour le moment, seules les marques qui prennent le temps de surveiller le marché des NFT ont réellement les moyens de réagir. Nike et Hermès ont déjà porté plainte contre certaines plates-formes qui commercialisaient les “œuvres” d’artistes utilisant leurs produits ou logos. Pendant qu’ils tentent eux-mêmes de surfer sur la vague avec leurs propres opérations.

Le plus problématique pour un créateur légitime, c’est que mettre en vente ses créations n’est pas gratuit. Pour créer un NFT sur la chaîne Ethereum, la plus populaire pour ce genre de chose, il faut payer des frais de transaction (gas fee). Pour ne rien arranger, leur calcul est loin d’être simple, le prix variant d’un service à l’autre et même selon l’heure. Plus la blockchain Ethereum est sollicitée, plus ça sera cher. Il est tout à fait possible de faire un NFT sur une blockchain sans gas fee, mais les chances de vendre votre NFT sont alors proches du zéro absolu.

Passons sur le fait qu’un projet de NFT légitime est totalement noyé dans la masse et que cette technologie ne fait rien pour la mise en avant du travail des créateurs peu connus.

Valorisation fantôme

 

 

Le plus troublant dans tout ça, c’est que la valorisation d’un NFT se manipule avec une simplicité redoutable. Exemple classique : un NFT est créé par Monsieur X, puis soi-disant revendu pour l’équivalent de 100 000 dollars à Mister Y, en réalité un autre compte de Monsieur X, qui va ensuite le revendre à, mettons 10 000 dollars – ne soyons pas trop gourmands – à un tiers, Monsieur A, qui va penser réaliser une excellente affaire. Dans l’histoire, X n’a fait qu’un tour de passe-passe de cryptomonnaies entre des wallets et des comptes lui appartenant. En revanche, Monsieur A vient bien de lui donner 10 000 dollars pour quelques pixels sans réelle valeur. Et absolument rien ne lui assure de faire un bénéfice ou même de récupérer sa mise…

Une étude de Nature publiée en octobre dernier montre à quel point le marché des NFT est faussé. Sur une analyse de 6,1 millions de transactions, concernant 4,7 millions de NFT depuis 2017, on découvre que 10% des comptes réalisent pratiquement 90% de toutes les transactions. Ce groupe des “top traders” s’est échangé 97% de tous les NFT existants au moins une fois. Quand on sait que la seule échelle de valeurs d’un NFT n’est pas sa qualité, mais son précédent prix, si vous reprenez l’exemple précédent entre Monsieur X et Mister Y, il ne faut pas avoir fait de grandes études économiques pour y voir une véritable ruée vers l’or numérique, sans conteste extrêmement profitable pour ceux qui l’orchestrent.

Un avenir douteux

 

 

Les promesses autour du NFT tiennent souvent plus du désir que d’une réalité quelconque. Les transactions par NFT ne résolvent aucun problème actuel du marché de l’art et sont handicapées par des faiblesses techniques indéniables, sans parler de l’amateurisme (dans le meilleur des cas) des plates-formes d’échange. Associé à une non-compréhension des dangers de la technologie par de nombreux utilisateurs, on se retrouve avec un écosystème criblé par les arnaques en tout genre, animé par une avarice sans borne. Tous les ingrédients pour que ça se termine mal pour tout le monde, sauf pour ceux qui tirent les ficelles en coulisses… Vous connaissez l’expression : à chaque ruée vers l’or, ce sont les vendeurs de pelles et de pioches qui font fortune.

 

Liens supplémentaires :

On “inventing NFTs” and how we don’t have any good way to talk about tech

The NFT Ecosystem Is a Complete Disaster

https://web3isgoinggreat.com/

Line Goes Up – The Problem With NFTs

Game Developer to Investigate Theft of $650 Million in Crypto

 

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